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2.4.16

Auguste, Tibère, la Germanie et les Julio-Claudiens.

Vous vous êtes déjà demandé pourquoi on appelait les premiers empereurs romains les Julio-Claudiens alors qu'ils descendaient de Jules César ? Moi oui, tout le temps, jusqu'à ce que je le sache. La version courte, c'est parce qu'ils descendent pas de Jules César.
La version longue, je vais y venir.
Le truc, c'est que j'ai résumé la vie d'Auguste, le premier prince du Principat romain, dans cet article qui va de son ascension comme jeune noble opportuniste lors de la seconde phase de la guerre civile de la fin de la république (je précise parce qu'il y a plusieurs guerres civiles, c'est un peu le sport national des Romains) à sa mort en 14 de notre ère. Maintenant, on va entrer dans le détail d'une partie de son règne.
Ah oui et je précise : je vais parler indifféremment, dans cet article, d'Octave, Octavien et Auguste, mais il faut savoir que c'est la même personne. Il est né Octave en -63, est devenu Jules César Octavien quand il a été adopté par testament en -44, et il est devenu Auguste en devenant Princeps, prince, en -27. Seulement je vais parler de différents moments de sa vie, donc avec les noms correspondants.


Il faut savoir, j'en ai pas encore parlé, notamment lorsque j'en aurais eu l'occasion, c'est-à-dire en évoquant les guerres daciques de Trajan-Spock, que l'empereur romain ne livre généralement pas ses guerres lui-même, à moins 1. qu'il soit particulièrement doué pour ça – autrement dit Trajan-Spock a dirigé ses troupes en personne, à la fois en Dacie et face à l'empire parthe, et son successeur Hadrien, général de formation, en aurait fait autant s'il y avait eu des guerres à mener – 2. que les guerres en question soient très importantes en termes d'impact et de durée. Et là j'en appelle à l'exemple de Marc-Aurèle, l'empereur-philosophe, qui a passé presque tout son règne à lutter contre les tribus germaniques, notamment les Marcomans, qui menaçaient plus que jamais le territoire romain.

La guerre contre les Cantabres, en Espagne, est la dernière offensive de conquête de la péninsule ibérique de l'histoire romaine. Il est intéressant de noter que la Bétique (actuelle Andalousie, au sud du pays) sera toujours une province impériale dotée d'une légion, même des siècles après sa romanisation, probablement pour pouvoir intervenir en cas de problème tantôt en Afrique du nord ou dans les montagnes espagnoles.
Ah oui au fait : tu peux cliquer sur toutes les cartes de cet article, et surtout les suivantes, pour les voir en taille réelle.

Auguste, premier prince du nouveau régime, ne fait pas exception : on sait que dès la guerre civile contre Cassius et Brutus, les assassins de Jules César, contre Sextus Pompée puis contre Marc-Antoine, ce piètre stratège laissait la chose martiale à la charge de son meilleur ami Agrippa, qui sera durant la première partie du règne d'Auguste le grand-architecte de toutes les campagnes militaires.
Du coup, la dernière guerre qu'Auguste a livrée en personne, c'était en 26-24 avant J.C. contre les Cantabres, dans le nord-ouest de l'Espagne, la dernière région encore non conquise de la péninsule ibérique. Par la suite, sauf lors de ses voyages "diplomatiques" (notamment en Orient entre l'Arménie, la Syrie et l'empire parthe), le prince se contentera de rester à Rome pour gérer la ville et les tensions politiques dues à son statut particulier. Non parce qu'il annonce vouloir rétablir la république, tout en accumulant les pouvoirs, du coup sa propre succession, à la tête de ce qui est désormais un domaine personnel informel, est aussi un chantier majeur de son Principat.

La succession naturelle d'Auguste.

De ce point de vue, Auguste est plutôt veinard. Ce que je n'ai pas dit dans l'article sur sa vie, c'est que Livie, la grande impératrice qui sera pour lui une éminente conseillère, est en fait la troisième épouse de celui que, entre 39 et 38 avant notre ère, on appelle encore Octavien. De ses deux premiers mariages, des alliances épisodiques produites par la guerre civile, Octavien n'a qu'un seul enfant naturel, Julia Caesaris ou Julie l'Aînée.
Peu après la naissance de celle-ci, il divorce de sa mère – et il garde la fille, faut pas déconner, la femme romaine n'a aucun pouvoir même sur ses enfants – pour préparer son mariage avec Livie, qui est alors mariée à un partisan de Marc-Antoine, rival d'Octavien. A ce moment, Livie a déjà un fils de ce mariage, Tiberius Claudius Nero, et est enceinte de son deuxième enfant, qui naîtra trois mois après son union avec Octavien.
Ouais, ils sont comme ça les Romains, très ouverts. Ils peuvent épouser une femme alors qu'elle a des enfants et une grossesse de son précédent mariage encore non rompu, no soucy. L'histoire ne dit pas si le jeune Tibère, trois ans à ce moment, est plus content à l'idée d'avoir un petit frère ou une demi-sœur.

Buste de Julia Caesaris filia, dite Julie l'Aînée, fille et unique enfant naturel d'Auguste, premier empereur romain, et de Scribonia, seconde épouse du prince. Dès sa jeunesse, Julie était connue pour sa débauche et ses mœurs dissolues, n'adoptant un comportant acceptable pour la société romaine que durant son mariage avec Agrippa. Il est regrettable qu'on ne sache pas davantage sur elle ou sur son attitude de mère, surtout dans la mesure où deux de ses enfants ont été envisagés comme empereurs potentiels par son père.

Le point important de la domus augusta, la Maison du Prince, à ce moment-là, c'est Julie. Oui, même si elle vient de naître. Malgré leur amour passionné et leur passion partagée pour l'exercice du pouvoir et l'élimination des rivaux, Octave-Auguste et Livie n'auront jamais d'enfants ensemble, ouin ouin, on se croirait dans un drame grec si on n'était pas à Rome.
Par contre, Julie a du potentiel. Enfin, plus exactement, elle est la seule enfant naturelle d'Auguste qui est lui-même le seul enfant encore vivant de César – je rappelle que Brutus n'était pas le fils de Jules et qu'Octavien a fait assassiner Césarion, fils de Cléopâtre, durant la guerre civile.
Du coup, l'utérus de Julie est une ressource précieuse, à cause de tout ce qui pourrait en sortir. C'est pour ça que dans sa 14ème année, en -25, elle est mariée à Marcus Claudius Marcellus, son cousin paternel, fils d'Octavie, la sœur d'Auguste. Si tu as vu la série Rome, c'est la petite blonde qui est dramatique dans la saison 1 et hilarante de cynisme dans la saison 2. Le problème c'est que Marcellus meurt deux ans plus tard, à Rome, vraisemblablement de la peste. Là, on pourrait encore croire que Julie et les ambitions familiales de son paternel n'ont pas de chance.

Buste de Marcus Vipsanius Agrippa daté d'environ 25/24 avant J-C et provenant de Gabies (Italie), Musée du Louvre, Paris.
Agrippa est l'un des meilleurs amis d'Octave/Octavien/Auguste depuis leur jeunesse, ainsi que le grand architecte de toutes ses victoires militaires durant la guerre civile et la première moitié de son règne.

Qu'importe, Auguste a encore plein d'hommes vaillants sous le coude pour enfanter avec sa fille. La petite histoire dit que c'est son ami Mécène, conseiller et grand protecteur des nombreux artistes de l'âge d'or augustéen, qui lui souffla lui-même l'idée. Auguste avait donné tellement de pouvoir à Agrippa, le grand général qui était aussi doté des compétences Gérer Rome et Être Prince à la place du prince, qu'il n'avait plus le choix qu'entre l'éliminer ou l'associer à la famille, pour éviter que ledit Agrippa ne se retourne contre lui. Franchement, c'est tout à fait conforme à l'esprit du temps, les trahisons d'ambition, tout ça.
Alors Auguste prend les devants, rappelle Agrippa, le fait divorcer de sa femme (oui parce que bon, le Prince intervient aussi dans le mariage des autres, pas de problème, Louis XIV roi absolu, tu parles, Auguste a tout inventé ^^) et lui donne sa fille à la place. Juste, à ce moment-là, Julie est déjà connue pour sa grande beauté et sa grande débauche, alors qu'elle a pas 16 ans. Miley Cyrus, tu parles, Julia Caesaris a tout inventé.

En tout cas la décision est fructueuse, car bien qu'Agrippa, qui a l'âge d'Auguste et donc celui d'être le père de sa femme et l'épouse en question n'ont rien à voir niveau caractère (ET ÂGE!), ils s'installent dans une villa décorée de nombreuses peintures et semblent s'y plaire. J'te le donne en mille : Caius César, Vipsania Julia Agrippina, Lucius César, Agrippine l'Aînée et Agrippa Posthume. 20, 19, 17, 14 et 12 avant notre ère.
De vrais petits lapins, j'te jure. A la naissance de ses enfants, Julie avait 19, 20, 22, 25 et 27 ans. Précoce, la gamine. Agrippa a 24 ans de plus que sa chérie d'amour, j'te laisse faire les calculs.
Le rôle de celui qui perd pas le nord est attribué à Auguste, qui adopte les deux premiers garçons dès la naissance du deuxième, c'est pour ça qu'ils s'appellent Caius et Lucius César et pas Vipsanius comme leur père. Les parents de Caius et Lucius, en l'occurrence, n'ont servi que de banque de sperme et d'incubatrice... Embrigader les petits-enfants au plus tôt ? Si t'as cru que c'est Jean-Marie Le Pen qui l'a inventé, t'as mal cru.
Bon, du coup Agrippa meurt en -12 et c'est bien dommage. C'est la raison pour laquelle le petit Agrippa s'appelle Postumus, d'ailleurs.

La carrière de Tibère et Drusus.

Revenons en arrière de quelques années.
De leur côté, les beaux-fils par alliance d'Auguste, donc les enfants de Livie, Tibère et son jeune frère Drusus, ne se prennent pas la tête avec la succession dynastique d'un mec clairement ambitieux à tendance mégalo et qui n'est même pas leur père. Ce sont des Claudes, d'une ancienne famille de la nobilitas romaine. Ils font donc ce qu'on leur a appris à faire depuis toujours : servir la république. Après une adolescence consacrée à l'étude du droit, de la littérature (qu'il contribue à enrichir lui-même) et de la chose militaire, Tibère qui a développé un sérieux talent pour la guerre est envoyé par Auguste auprès d'Agrippa en Espagne face aux Cantabres. Nous sommes en -25.
En 21, fort de son succès comme assistant-exterminateur de barbares, Tibère est envoyé en Arménie par Auguste.

Buste de Tibère, Musée archéologique de Palerme, Italie.

Le truc, c'est que l'empire parthe est l'ennemi héréditaire des Romains et qu'en -53, Crassus, associé de Pompée et César, était allé tenter sa chance contre la Parthie, jaloux de la gloire militaire de ses rivaux et co-triumvirs. Bon, il a lamentablement raté son coup et, en signe de disgrâce et de dérision à l'égard de son immense richesse, les Parthes lui ont versé de l'or fondu dans la bouche. TMTC si tu as vu Game of Thrones que l'or fondu c'est mauvais pour la peau.
Mais du coup ils ont aussi récupéré les aigles de légion de Crassus, les fameux insignes sacrés, et ça, Auguste, nouvellement devenu Prince, ne l'admet pas. En plus, l'Arménie sert de pantin entre les deux empires, tu le sais si tu as lu mon article sur Mithridate VI Eupator, et là c'est les Parthes qui tirent les ficelles. D'où le besoin d'envoyer Tibère botter des fesses. Là où c'est lol c'est qu'il n'a pas eu besoin de le faire, Auguste lui-même en visite diplomatique dans les provinces orientales a été assez dissuasif.

 Buste de Néron Claudius Drusus Germanicus, dit Drusus, Musée du Cinquantenaire, Bruxelles.
Jeune frère de Tibère, Drusus est le modèle du Romain : citoyen-soldat, c'est un mari aimant et fidèle, père d'une famille nombreuse et un général auréolé dès sa jeunesse de victoires militaires. C'est, par exemple, principalement lui l'artisan de la conquête de la Germanie.

Pendant ce temps, son frère Drusus, également très bon pour tuer des gens par milliers à la fois, est en train de casser des pieds en Germanie. Le Germain est en effet un autre ennemi héréditaire du Romain. Pour vous la faire courte, les Cimbres et les Teutons ont envahi l'Italie du nord en -120 et n'ont pu être arrêtés qu'après une campagne assez moche. Plus tard, d'autres Germains ont envahi l'Helvétie et la rive gauche (donc ouest) du Rhin, ce qui par effet de domino a mené à la Guerre des Gaules. Rien que ça.
Bref, les Germains sont des grands malades qui mettent le bordel partout, et là, c'est en Gaule Belgique et dans les Alpes, donc sur la frontière. Encore une fois un truc qu'Auguste peut pas tolérer, du coup il envoie Drusus rappeler qui dirige le monde antique.

En 19 avant notre ère, les deux frères reçoivent des privilèges similaires : Tibère est inscrit parmi les anciens prêteurs et Drusus commence son cursus honorum avec 5 ans d'avance. En gros ça veut dire que le premier peut siéger au Sénat comme s'il avait déjà exercé plusieurs magistratures (il en a qu'une à son actif) et que ça va pas tarder pour le second. Âge des titulaires : 22 et 19 ans. Donc pour le népotisme, Jean Sarkozy et Marion Le Pen pourront repasser.
D'ailleurs, en -16, Drusus devient questeur, c'est-à-dire la première magistrature du cursus honorum, mais Auguste et lui sont d'accord sur le fait qu'un grand général, on le paie pas à sillonner les provinces pour prélever l'impôt. Raison pour laquelle les Rhètes et les Vendéliques font les frais de la politique sécuritaire d'Auguste. Tibère partant de la Gaule et allant vers l'ouest, Drusus de l'Italie vers le nord, ils prennent les Alpes en tenailles et tuent tout ce qui s'y trouve. Enfin tout ce qui est humain et s'y trouve, on parle pas de Ségolène Royal là.
Pour info, la Rhétie, actuellement, c'est l'est de la Suisse et le sud de la Bavière. Mais à l'époque, la province frontalière deviendra l'une des principales plates-formes de lancement des offensives romaines pour les trois siècles à venir.

Carte de l'empire romain sous Auguste : en jaune sont évidemment représentés les territoires déjà romains en -31, date de la fin de la guerre civile. En rose, les états-clients soumis à Rome. Les différents tons de vert correspondent aux conquêtes successives dès la fin de la guerre civile (vert foncé) ou plus tard. 
On voit clairement, au nord de l'Italie, la nouvelle province de Rhétie sur laquelle s'appuient les conquêtes temporaires de Germanie au nord, ainsi que la Dalmatie occupée par Tibère pour sécuriser la Grèce et fixer la frontière sur le Danube.

« Auguste », il faut le savoir, c'est à la base un titre religieux attribué à certaines divinités. Le mot a une valeur d'extension, d'étendue. L'auguste, c'est celui qui augmente, qui agrandit. Le Sénat a donné ce nom à Octavien en -27 parce que, après les guerres civiles qui avaient été l'occasion pour certains voisins de Rome de régler quelques comptes avec la république italienne, Octavien a écrasé et conquis les voisins en question (principalement en Orient, où Marc-Antoine était activement soutenu).
Mais du coup, se voulant le continuateur de la politique de son père, Auguste ne peut pas se limiter à l'œuvre de César. Il doit faire mieux. César est allé en Bretagne et en Germanie. Les Germains sont insoumis et insolents : il va falloir leur montrer qui est le patron.

La forêt du Teutobourg, qui à l'époque romaine couvre l'ensemble de la Germanie du Rhin à l'Elbe, entre les collines et les marais. Bref, un enfer stratégique truffé de Germains enragés que les Romains sont parvenus à conquérir, même provisoirement.

Tibère ne peut pas y aller parce que, d'un autre côté, Auguste veut fixer la frontière nord sur le Danube. Rome contrôle déjà la Grèce et la Macédoine, mais faute d'obstacles naturels au nord, elles sont vulnérables face aux barbares d'Europe centrale. Agrippa a été envoyé sur place pour les soumettre, mais à sa mort en -12, ceux-ci célèbrent la nouvelle en cassant les pieds de Rome. Ce qui, du coup, motive l'envoi de Tibère sur place.
Tibère qui pour le coup est très content d'aller se vider la tête en passant sa hargne sur des barbares. La même année, -12, Auguste a eu une révélation. Façon Willy Wonka, il s'est demandé ce qui arriverait à ses pauvres petits-enfants, Caius et Lucius César, qui viennent de perdre leur père Agrippa, s'il venait à mourir. Il oblige donc Tibère à divorcer de sa femme (qu'il aimait beaucoup) pour épouser sa demi-sœur Julie et ainsi devenir le tuteur des héritiers en titre et donc le « régent » si jamais Auguste meurt. Julie est très attirée par lui, seulement voilà, c'est pas réciproque.

De son côté, après avoir sécurisé les Alpes, Drusus se dirige sur le Rhin et le franchit en -12 avec plusieurs légions pendant que des navires romains longent la mer du Nord vers le Jutland, actuel Danemark, qui est déjà connu (ne serait-ce que parce que Pythéas y est allé et j'en ai parlé là). Je vais pas entrer dans le détail des tribus germaniques parce que c'est le bordel et que je vais de toute façon en parler dans un autre article, mais Drusus établit en quelques années, entre 12 et 9, la domination romaine entre le Rhin et la Weser, en écrasant les tribus les plus menaçantes. Je rappelle que c'est essentiellement couvert de rivières, de forêts, de marais, de collines et de Germains hargneux, donc pas simple à contrôler.
N'empêche, ses victoires successives apportent à Drusus le surnom de « Germanicus » le Germanique. C'est pas la première fois qu'un général victorieux reçoit un titre lié à ses ennemis vaincus (j'en ai déjà parlé concernant Pompée et Mithridate mais aussi, logiquement, à propos de Trajan un siècle après Auguste), mais c'est la première fois que ça arrive dans le Principat.

Campagnes de Drusus en Germanie entre -12 et -9. En jaune moutarde, les montagnes, et en jaune pâle, les conquêtes réalisées par Drusus.
On voit le cheminement de la flotte romaine le long de la Mer du Nord (elle remontera ensuite la Weser pour casser les pieds des Chauques et des Bructères). Plus au sud, les différentes offensives, datées, de Drusus, qui atteint l'Elbe en -9.
Il faut également savoir que, après la mort de Drusus, son fils Germanicus poursuivra son œuvre, de même que son frère Tibère, pour conquérir l'ensemble du territoire jusqu'à l'Elbe.

Là où le destin décide d'être un gros bâtard, c'est quand Drusus s'en retourne à l'ouest pour hiverner dans une province sûre. Nous sommes en 9 avant Jésus-Christ. Un jeune général victorieux de 28 ans, brillant de talent et de charisme, plusieurs fois acclamé par ses troupes et auréolé du triomphe, qui fait une bête chute de cheval. Bah oui à l'époque on n'avait pas inventé les étriers.
Drusus parviendra à survivre à ses blessures durant un mois pendant que Tibère, après avoir ratiboisé la rive sud du Danube se précipite à bride abattue – et sûrement en flinguant quelques chevaux au passage – au chevet de son petit frère. Celui-ci, dans un grand élan dramatique comme seule sait les faire l'Histoire, aura tenu juste assez longtemps pour expirer dans les bras de son aîné. Ouais, l'un des meilleurs généraux du début du Principat qui meurt d'une chute de cheval.

Drusus, à la fois par sa jeunesse, sa carrière glorieuse et surtout sa vie de famille réussie agrémentée de son amour inflexible pour sa femme malgré les années d'éloignement, était un modèle adoré à Rome. Il laisse derrière lui sa jeune épouse Antonia Minor, fille de Marc-Antoine et Octavie, donc sa demi-cousine par alliance (et la cousine naturelle de Julie l'Aînée), ainsi que trois enfants : Caius Julius Caesar, qui reçoit le titre de son père et qu'on appellera désormais Germanicus, Claude et Livia Julia.
Pire encore, et c'est là encore un drame de l'Histoire qui fait se poser des questions à plein d'historiens, cette mort a un impact sur Tibère. Évidemment, Drusus était son frère. Tibère a toujours été introverti, sérieux et pas sociable, ce qui fait qu'Auguste devait s'excuser de sn beau-fils dans les réunions mondaines et lui préférait son cadet, mais à partir de cet événement il devient carrément sinistre et le restera durant toute sa vie. Aurait-il été moins mélancolique et dur si son frère avait vécu ? On saura jamais.

Campagne germanique conjointe de Tibère et Lucius Ahenobarbus ("à la barbe de bronze"), à la suite de la mort de Drusus, afin de finir l'œuvre de celui-ci et de pousser jusqu'à la Weser. La province de Germania Magna, très éphémère, ne survivra pas au désastre de Varus en 9 de notre ère.

La succession augustéenne, entre descendance naturelle et choix forcés.

Ce qu'on sait par contre c'est qu'entre le deuil de son frère et sa frivole de demi-sœur et épouse qu'il n'aime pas, il en a gros. Le problème c'est qu'il ne peut pas l'engueuler, la condamner pour l'échec de leur mariage, ni même s'en plaindre. Eh !, elle est la fille naturelle du Prince alors que lui n'est que le beau-fils et tuteur des héritiers.
En 6 avant Jésus-Christ, soit trois ans après la mort de Drusus, Tibère décide de ragequit la capitale et, avec l'autorisation d'Auguste et Livia (parce que bon, ses fonctions militaires et familiales le privent un peu de sa liberté de mouvement), il se retire loin de Rome, sur l'île de Rhodes, au sud-ouest de l'actuelle Turquie.
Auguste, cependant, ne se laisse pas atteindre par un événement aussi négligeable que le ras-le-bol général de son dernier presque-fils et meilleur commandant encore vivant, non, il est au-dessus de tout ça. C'est que, malgré sa cinquantaine largement dépassée, il a encore plein de petits jeunes pour prendre la relève. Germanicus, fils de Drusus et neveu de Tibère, mène plusieurs campagnes en Germanie pour continuer l'œuvre de son défunt héros de père et finit par soumettre le pays. Caius et Lucius César entament une carrière militaire : le premier va même intervenir en Arménie sans que Tibère, qui était dans le coin, ne lève le petit doigt pour l'aider.
Bref, Tibère, le type sinistre, introverti et malhabile en société, qui décide d'aller se planquer sur une île paumée, ça l'arrange assez.

Buste de Caius César daté de la fin du Ier siècle après Jésus-Christ.
Caius César est l'un des héritiers revendiqués d'Auguste, avec son frère Lucius, après les morts de Marcellus, neveu naturel du prince, et de son ami Agrippa, le père de Caius et Lucius. Il suivra le parcours classique de la famille, à savoir une carrière militaire précoce, mais mourra en Asie (actuelle Turquie) au retour d'un voyage en Arménie, obligeant Auguste à se résigner au seul choix qu'il refusait de faire depuis des années, celui de Tibère comme héritier.

En 2 avant JC, Julie est finalement (enfin) déchue et exilée pour adultère : c'est pas parce que ton mari est à l'autre bout du monde que tu peux le tromper. Caius César, l'héritier désigné, refuse à son beau-père et tuteur, Tibère, le droit de revenir à Rome en mode « finalement j'ai été une victime de cette biatch ». Il faut carrément qu'Auguste et Livia interviennent eux-mêmes pour autoriser son retour pour qu'il refasse surface.
Mais attention : il a pas le droit de se mêler de la vie publique ou d'exercer des fonctions. Héritier intellectuel de la république, général aguerri, Tibère est interdit de la seule chose qu'il fait bien. Il faut, dans l'esprit d'Auguste, dissiper les doutes sur la succession : si Tibère refaisait de la politique, il se poserait en héritier. Or, des héritiers, il en a déjà deux.


Ceci est un arbre généalogique simplifié que j'ai réalisé pour une conférence donnée début 2014 sur le limes rhéno-danubien d'Auguste à Marc-Aurèle (-31/180). Il manque certes Agrippine l'Aînée et Agrippa Postumus ainsi que quelques autres, mais l'essentiel est là. Les dates indiquées sont celles de vie et non celles de règne, dans le cas des empereurs.

Le problème c'est qu'en 2 et en 4 après JC, Lucius et Caius César meurent coup sur coup. Le destin, ce gros bâtard, tout ça. Auguste décide d'adopter Agrippa Postumus, son dernier petit-fils vivant, sauf que ce dernier n'a jamais été préparé à exercer la moindre fonction. Toute l'attention a été focalisée sur ses frères. T'imagines s'il avait régné, c'est un peu comme si Julien Hollande devenait président de la république française !! (il a mon âge et il est cinéaste)
Bref, par mesure de précaution, Auguste décide aussi d'adopter Tibère. Ça le fait chier, il en a pas envie, mais Tibère c'est comme Stannis Baratheon : il est pas très sympa mais il a le bon âge, l'expérience du commandement et au pire du pire, si c'est lui qui hérite du pouvoir, il a un fils, qu'il a nommé Drusus en hommage à son défunt frère.
Et puis, le destin décide encore de s'en mêler. En révélant à tous qu'en vrai Agrippa Postumus a deux gros défauts : d'abord, il est du genre violent, et le Prince (ou prince en devenir) doit être un homme tempéré. Ensuite, il est très lié à l'entourage de sa sœur Julia Vipsania, qui a hérité de sa mère la tendance à donner dans l'adultère et à se faire exiler pour ça. Or, bon, les relations personnelles, ça compte beaucoup à Rome et Agrippa Postumus n'en a pas de bonnes.

Les séquelles des choix augustéens : Tibère et les Julio-Claudiens au Ier siècle.

Du coup, résumons un peu : Octave devient Octavien dans la guerre civile, en -44, en devenant le fils de Jules César. Il devient Auguste en -27 après avoir été nommé Princeps, le premier des citoyens. Il a passé l'essentiel de sa vie à consolider un régime personnel chapeautant la république et à préparer des successeurs à incarner le pouvoir personnel après lui.
Pendant ce temps, les deux seuls enfants qu'il n'a pas engendrés ont fait ce que leur famille républicaine a toujours fait : servir la Cité par la politique et la guerre. L'un des deux pousse la frontière balkanique sur le Danube et l'autre lui file carrément la Germanie.
Mais, le destin est un gros troll pour la descendance naturelle d'Auguste : sa fille multiplie les immoralités jusqu'à sa propre déchéance, qui se poursuivra au-delà de la mort de son père (Tibère ne la fera jamais revenir à Rome et elle mourra en résidence surveillée dans le sud de l'Italie) et ses petits-enfants meurent ou se révèlent, pour le dernier, incapables d'avoir la stature d'un Princeps.

Carte de la bataille du Teutobourg, où 3 légions commandées par Quinctilius Varus ont été exterminées par une révolte de Germains dirigés par le Chérusque Arminius en l'an 9. Je rappelle qu'on est en plein milieu d'une forêt immense. On observe en vert les murailles de mottes de terre bâties par les Germains le long des reliefs du Kalkriese, ainsi que la présence d'un marais qui oppose un obstacle naturel à la fuite des Romains. La colonne des trois légions était étirée sur plusieurs kilomètres, rendant l'embuscade encore plus efficace.
J'insiste pas mal dans cet article sur la Germanie mais elle est symptomatique à la fois de la politique militaire d'Auguste, qui a une visée universaliste de son empire, et de Tibère, le militaire pragmatique qui, après ce désastre et l'évacuation ordonnée par Auguste, ne tentera jamais de le reconquérir malgré les nouvelles victoires de son fils Drusus et son neveu Germanicus contre les Germains. De fait, la stagnation des Romains sur le limes germanique est également représentative de la stagnation de Tibère à l'égard du règne d'Auguste.

Je vais pas faire un article sur le règne de Tibère parce qu'il n'y a pas grand-chose à en dire, mais il faut savoir que le général éprouvé par la vie et par Auguste a été adopté par ce dernier à 46 ans. Il est devenu empereur dix ans après, en 14, à la mort du premier Prince.
Alors déjà, maintenant tu sais pourquoi on parle de Julio-Claudiens : la première dynastie impériale romaine est constituée de princes qui sont, à part Auguste, à la fois des descendants de Jules César (par adoptions) et des Claudes (par le premier mariage de l'impératrice Livia Augusta).

Ensuite, vu son âge avancé et le caractère nouveau du Principat, Tibère ne pouvait pas créer du neuf, il était obligé de continuer ce qu'Auguste avait commencé. Son propre héritier sera son neveu Germanicus (encore un Julius, parce qu'adopté par Tibère « Julius » Auguste, et un Claude, par son père Drusus), jusqu'à la mort de celui-ci – peut-être assassiné par un gouverneur d'Egypte jaloux de son influence et sa gloire militaire – qui fait de Drusus, fils de Tibère, le nouvel héritier, lequel sera empoisonné dans le cadre d'une vaste et longue tentative de prise de contrôle de l'empire par Séjan, préfet du prétoire (la garde personnelle impériale).
Après un exil volontaire de Tibère sur l'île de Capri pendant des années – alors que bon, il est prince et il est censé être disponible pour le Sénat – lequel exil aura justement permis l'ascension de Séjan et le carnage qu'elle a suscité, le coupable sera confondu et exécuté.

Localisation de l'île de Capri, en Italie, où Tibère s'est retiré durant la majeure partie de la fin de son règne, épuisé et agacé par l'opposition du peuple et par les intrigues de palais (en réalité causées par les ambitions de Séjan), instaurant les conditions réunies pour un chaos destructeur sous son propre principat et celui de toute la dynastie julio-claudienne.

La vie de Tibère peut se résumer à ça en fait : il a voulu faire de son mieux dans la tradition républicaine plutôt que d'encourager le Principat, et il en a pris plein la gueule. Il ne voulait pas devenir empereur. Il a sûrement détesté ça. Il a essayé de travailler avec le Sénat comme un consul, alors qu'en tant que Prince il avait le devoir de commander l'assemblée.

Après ça, l'héritier assumé sera Caligula, fils de Germanicus, qui une fois Prince à la mort de Tibère en 37, deviendra vite un tyran, donc assassiné. On ira récupérer un type qui avait fait profil bas en se faisant passer pour stupide et inutile parce qu'il était bègue : Claude, dernier fils vivant de Drusus et donc neveu de Tibère, qui devient Prince en 41. Lui-même sera un bon empereur, mais soumis à l'influence de sa 4ème femme Agrippine, qui le poussera à favoriser Néron, le fils d'Agrippine, plutôt que Britannicus, le fils de Claude.
Et Néron, j'en ferai un article.
Bref, tout ça pour dire que si ça a été la merde sous les Julio-Claudiens, c'est essentiellement à cause des événements des règnes d'Auguste et Tibère : d'abord, plusieurs hommes de la famille impériale étendue qui meurent les uns après les autres, ça a des conséquences immédiates – il faut se reposer sur ceux qui restent même s'ils ne veulent pas – et plus durables – ça crée un déficit de personnel compétent durant les décennies suivantes, que des ambitieux sans talent essaient de combler.
Ensuite, une série d'assassinats et de persécutions par un connard qui veut devenir prince à la place du prince, ça aide pas. Ce qui à plus long terme tend à confirmer la tendance selon laquelle la meilleur succession impériale romaine est celle qui favorise la compétence et l'adoption plutôt que la famille et les mariages.


Bon, voilà, c'était long, mais au moins maintenant tu sais pourquoi on parle d'empereurs Julio-Claudiens, avec un aperçu sommaire des difficultés du Ier siècle de l'empire. Ça rigole pas chez les Romains.
La prochaine fois on parlera de Néron ! Taré, tyran, assassin, ou écran de fumée ? La suite au prochain épisode !

1 commentaire:

  1. Franchement, ça manque encore trop de séries sur Rome. Il y a tous les ingrédients: des complots, des batailles, des ambitieux, des trahisons, des morts foireuses du sexe, du drame... ça marcherait aussi vachement bien avec les Ptolémées, sans blague, y'a même de l'inceste et encore plus de luttes fratricides, un régal quoi.

    Apparemment Auguste était du genre un peu parano, un peu gringalet, complexé par sa taille, il avait des sandales compensées et avait peur que sa santé fragile le fasse clamser sans qu'il ait eu le temps de mener ses projets à bien... d'où la récupération massive d'héritiers, même si au final, il a bien tenu le coco.

    Bref, l'histoire romaine c'est cool (chui pas antiquiste pour rien) et cet article est cool, on sent la main vicieuse (ou troll) du destin et comment les élus malgré eux doivent le supporter (ce qui est aussi un très bon thème en fiction je trouve).

    Et le bourbier germain, j'aime beaucoup la théorie qui fait de la bataille de la forêt de Teutobourg et de la figure d'Arminius des inspirations pour Siegfried le tueur de dragons. la réappropriation de l'histoire dans la légende, c'est magique ^^

    Sinon, faut avouer que c'est un gros morceau, cet article, il faut quand même s'accrocher pour maintenir toute l'attention que le sujet mérite. Mais très intéressant.

    ps: j'ai écouté Ex Deo en lisant cet article, ça me semblait de mise :p

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